Dr Mukwege : La RDC "est malade mais nous pouvons la soigner"

C’est sous un tonnerre d’applaudissements que le Docteur Denis Mukwege a reçu son prix Sakharov ce mercredi au Parlement européen, et prononcé un discours poignant sur le viol de guerre en République démocratique du Congo (RDC), le combat de sa vie.

Midi. Le majestueux hémicycle du Parlement européen est bondé. Les précédents lauréats du Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit,  défilent sur les écrans. Le président du Parlement, Martin Schulz, prend la parole pour rendre hommage au docteur congolais Denis Mukwege, qui «se bat pour la dignité des femmes, la justice et la paix dans son pays», et est donc récompensé cette année. Disant son «respect» et son «admiration» pour le combat quotidien du fondateur de l’hôpital Panzi, il a appelé le gouvernement congolais à prendre ses responsabilités pour mettre fin à l’impunité. «Quand le viol de guerre est encouragé par ceux qui donnent les ordres, souligne-t-il, il s’agit de crimes de guerre, et ceux-ci doivent être jugés comme tels.» Martin Schulz a au passage honoré les deux autres finalistes du prix Sakharov 2014 : le mouvement ukrainien EuroMaidan (représenté à Strasbourg par Mme Lelyzaveta Schepetylynkova) et Layla Yunus, fondatrice de l’Institut pour la paix et la Démocratie en Azerbaïdjan, représentée par sa fille Dinara, puisque la militante est actuellement emprisonnée pour haute trahison, évasion fiscale et fraude. Elle est «détenue dans des conditions qui mettent sa vie en danger», dénonce le président du Parlement, appelant, au nom de l’Institution européenne, à sa «libération immédiate». 
12h15. Le Dr Mukwege prend la parole. Il est acclamé avec ferveur par la foule, qui l’applaudit durant plus d’une minute. «C’est avec beaucoup d’humilité et un grand espoir que je reçois aujourd’hui le prestigieux Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit», introduit-il. «Cette année, vous avez commémoré le centième anniversaire de la première guerre mondiale. L’Europe pensait que c’était la dernière et que la civilisation allait triompher. Non hélas, 30 ans plus tard, la folie humaine était de nouveau au rendez-vous», poursuit-il, heureux que notre continent ait depuis, «fait le choix de la paix et de vivre ensemble». «Dans un contexte sécuritaire de plus en plus instable, où les foyers de crise se multiplient», le Congolais tient à remercier les élus des peuples européens de «mettre en lumière les tragédies humaines que vivent les femmes victimes de viols et de violences sexuelles à l’Est de la République Démocratique du Congo». 

"Refuser la violence, c’est être dissident" 

Le président du Parlement européen Martin Schulz a remis le prix Sakharov au Dr Mukwege. © Vincent Kessler / Reuters
«Dans un monde d’inversion des valeurs où la violence se banalise en prenant des formes toujours plus abominables, refuser la violence, c’est être dissident», clame-t-il. En se positionnant,  en réaffirmant «la résolution des conflits dans les Grands Lacs», l’UE a ainsi «refusé l’indifférence face à l’une des plus grandes catastrophes humanitaires des temps modernes», et a confirmé que la «promotion des droits de l’homme et de la démocratie» restaient des priorités. «Par ce prix, vous avez décidé d’accroître la visibilité du combat mené par les femmes congolaises depuis plus de 15 ans et de reconnaître leur souffrance mais aussi leur dignité et le courage qu’elles incarnent», se réjouit le chirurgien. 
Et de répéter, inlassablement, la situation de son pays : «La région où je vis est l’une des plus riches de la planète ; pourtant l’écrasante majorité de ses habitants vit dans une extrême pauvreté liée à l’insécurité et à la mauvaise gouvernance», déplore-t-il. «Le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille, et (…) les conséquences sont multiples (…) : la cellule familiale est désagrégée, le tissu social détruit, les populations réduites en esclavage ou acculées à l’exil dans une économie largement militarisée, où la loi des seigneurs de guerre continue à s’imposer en l’absence d’un état de droit. Nous sommes donc face à une stratégie de guerre redoutablement efficace.» Pas plus tard que la semaine dernière, «plus de 50 personnes ont été massacrées à la machette dans le territoire de Béni au Nord-Kivu», rappelle Denis Mukwege. «Les femmes enceintes sont éventrées et les bébés mutilés. Dans l’espace d’un mois et demi, 200 personnes ont été sauvagement tuées.» Des scènes odieuses «que même un œil de chirurgien ne peut pas s’habituer à voir». 

"Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme" 

Le Dr Mukwege ce mercredi à Strasbourg. © Vincent Kessler / Reuters
Le «médecin qui répare les femmes», tel qu’il est surnommé, s’insurge contre ces crimes contre l’humanité «planifiés avec un mobile bassement économique». «Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme, lance-t-il, déclenchant de nouveaux applaudissements. «Chaque mère violée à ma mère, et chaque enfant violé à mes enfants. Comment pouvons-nous nous taire ?, se demande-t-il. Quel est cet être humain doué de conscience qui se tairait quand on lui emmène un bébé de six mois dont le vagin a été détruit soit par la pénétration brutale, soit par des objets contondants, soit par des produits chimiques ?»
«Monsieur le Président, nous avons pris trop de temps et d’énergie à réparer les conséquences de la violence. Il est temps de s’occuper des causes», prône-t-il, rappelant l’«urgence à agir». Selon lui, «Les solutions existent et exigent une réelle volonté politique». Il cite notamment «l’Accord-Cadre pour la Paix, la Sécurité et la Coopération, signé à Addis Abeba en 2013», surnommé «Accord de l’Espoir». Le Dr Mukwege appelle les élus européens à «utiliser tous les leviers, économiques et financiers mais aussi politiques et diplomatiques, pour contribuer une fois pour toute à la résolution des conflits dans les Grands Lacs». «En RDC, la consolidation de l’Etat et le rétablissement de la sécurité à l’Est constituent la priorité des priorités. (…) Il n’y aura pas de paix ni de développement économique et social sans respect des droits de l’homme», fait-il valoir, d’une voix ferme et déterminée. «Notre pays est plein de potentiel et, avec un commerce plus responsable et transparent, le Congo a la capacité d’un développement endogène, grâce à ses ressources naturelles» et «humaines», plaide-t-il encore. 
Dédiant sa récompense «à toutes les survivantes de violences sexuelles, en RDC et dans le monde entier», à «tous les défenseurs des droits de l’Homme», au «personnel de Panzi» ainsi qu’à tous ses «partenaires», il s’adresse à ses citoyens: «Chers compatriotes, notre Nation (…) nous appartient», réaffirme-t-il. «C’est à nous, le peuple congolais, de façonner nos lois, notre justice et notre gouvernement, pour servir nos intérêts à tous, et pas seulement ceux de certains. (applaudissements, Ndlr) Le Prix Sakharov que nous recevons du Parlement Européen est le vôtre. (…) Aujourd’hui, tout haut, et devant le monde entier, l’Europe nous exprime sa solidarité. (…) Unissons-nous et marchons avec elle, afin qu’une fois pour toutes, (…) nous puissions aspirer à un futur meilleur.» Il conclut par ces mots hautement symboliques : «Notre pays est malade mais, ensemble, avec nos amis de par le monde, nous pouvons et nous allons le soigner». Et des chants congolais de retentir dans l'hémicycle.

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